Impossible de comprendre le poids politique des chasseurs, bien supérieur à leur nombre effectif, si l'on ne se penche pas sur cette étonnante « pompe à fric » que sont les fédérations de chasseurs. L'organisation de la chasse en France remonte au gouvernement de Vichy, qui, en 1941, créa ces fédérations, chargées de collecter l'argent des permis de chasser. Ce sont donc des associations privées qui disposent de l'exorbitant privilège de collecter des impôts. Pour avoir le droit de tuer du gibier, il faut obligatoirement y adhérer. Et il n'y en a qu'une par département. Les chasseurs paient chaque année 1,4 milliard de francs de taxes diverses, dont la moitié (700 millions) sert à financer l'activité des fédérations. Le reste est versé à l'Etat (120 millions) et à l'Office national de la chasse et de la faune sauvage (500 millions), qui emploie les gardes-chasse et entretient les milieux naturels. L'activité de cet organisme, sous la tutelle du ministère de l'Environnement, est étroitement contrôlée par les chasseurs, qui détiennent la moitié des sièges au conseil d'administration.
« Dans les années
1990, les fédérations de
chasse se sont constitué des réserves
de 1 milliard de francs »
Ni associations privées ni organismes publics, les fédérations de chasseurs sont donc de curieux ovnis, dont personne ne contrôle vraiment l'activité. Depuis la loi chasse votée en 2000, l'une de leurs prérogatives leur a été retirée : en raison de fraudes trop fréquentes, elles n'organisent plus les examens de permis de chasser. En revanche, elles ont récupéré la gestion de l'indemnisation des dégâts causés aux cultures par le gibier. Pour faire régner la paix dans les campagnes et éviter que les agriculteurs ne se liguent contre eux, les chasseurs ont en effet pour habitude d'indemniser les agriculteurs, lorsque leurs champs sont ravagés par les animaux sauvages, en particulier les sangliers, qui causent d'énormes dégâts dans le Midi. Chaque année, environ 150 millions de francs, issus des taxes versées par les chasseurs, sont ainsi reversés aux agriculteurs.
Puisque personne ne contrôlait l'utilisation de l'argent collecté,
les fédérations ont mis de côté de véritables trésors de guerre, qui
ont permis le développement du parti Chasse, pêche, nature et
traditions (CPNT). Depuis l'origine, les liens du parti des chasseurs
avec les fédérations sont plus qu'incestueux. A quelques pêcheurs
près, l'écrasante majorité des dirigeants de CPNT sont présidents ou
administrateurs de fédération. Sans complexes, le parti a largement
puisé dans les caisses des « fédés » pour financer ses actions
politiques. L'an dernier, la Cour des comptes y a mis son nez et a
adressé un rapport au gouvernement, qui n'a jamais été rendu
public. Dommage, ce qu'on y lit est pourtant instructif : dans les
années 1990, les fédérations se sont constitué des réserves de 1
milliard de francs, grâce à une augmentation soutenue des cotisations
demandées aux chasseurs. Ce qui n'a d'ailleurs pas ému outre-mesure
les intéressés. « La seule chose qui les préoccupe, ce sont les dates
d'ouverture et de fermeture, et le quota de chevreuils ou de cerfs
qu'ils pourront tirer pendant la saison. Les comptes, l'utilisation de
l'argent collecté, tout le monde s'en moque », affirme Fabien Regnault,
éleveur de faisans et organisateur de chasses à la journée en Sologne.
Certains présidents de fédération se sont donc servi sans scrupules de
cette cagnotte pour financer des « dépenses étrangères à leur mission »,
selon la Cour des comptes. Comme la location d'autocars pour conduire
les chasseurs à Paris, lors de la grande manifestation du 14 février
1998 : plus de 200 000 hommes en tenue kaki ont défilé dans les rues de
la capitale, un mois avant les élections régionales, qui ont permis à
CPNT de placer 32 élus. « A elle seule, la fédération des chasseurs de
la baie de Somme avait affrété 52 cars pour la manifestation
parisienne », témoigne Nicolas Lottin, conseiller général CPNT dans la
Somme. En Gironde, fief de Jean Saint-Josse, président de CPNT, la
fédération a déboursé 1,3 million de francs pour cette seule journée
de manif. Elle a aussi utilisé 3 millions de francs pour publier une
revue destinée à soutenir le parti.
A ce jour, son ex-président, André Goustat, est le seul
président de fédération mis en examen pour détournement de fonds
publics, en 1999. L'affaire est toujours en cours d'instruction. Dans
le Gard, l'ex-directeur de la fédération affirme lui-même que le
personnel, les locaux, les téléphones, les véhicules ont été
abondamment utilisés pour préparer les campagnes électorales de
CPNT. Depuis les révélations de la Cour des comptes, le parti des
chasseurs est plus prudent. Plus question de demander aux fédérations
d'affréter des cars. Il faut désormais trouver d'autres sources de
financement. C'est pourquoi Jean Saint-Josse place tous ses espoirs
dans les élections législatives du printemps prochain. Non pas qu'il
ait de grandes idées pour résorber le chômage ou lutter contre la
criminalité. Hormis la défense de la chasse « traditionnelle », le
programme de CPNT repose sur un seul mot d'ordre : la défense du monde
rural. Mais le leader du mouvement a fait un calcul tout simple, qu'il
explique avec une sincérité désarmante : « Nous allons tenter de mettre
des candidats dans le plus grand nombre de circonscriptions. Une voix
rapporte 11 F. Si nous obtenons 1 million de voix, CPNT touchera 10
millions de francs par an pendant cinq ans ! » Ce serait une manne
inespérée. Officiellement, CPNT fonctionne à présent avec un budget
ridicule : ses 35 000 adhérents ne lui rapportent que 3 millions de
francs sous forme de cotisations. En mai 2002, CPNT joue son
va-tout. On comprend mieux pourquoi, dans les circonscriptions
sensibles, les chasseurs nous promettent un véritable feu d'artifice
après la fermeture officielle du 31 janvier.