Compétence / Incompétence : En illustration, un article de Anne Steiger paru dans France Aéro de Mai 2001.

• Sommes-nous tous (con)cernés ?

  Mesurée, analysée, décortiquée, la notion de compétence fait couler beaucoup d'encre. Théories et études s'enchaînent pour conclure que l'incompétence est partout, et surtout aux plus hauts niveaux de l'échelle hiérarchique.
  Le fameux QI (quotient intellectuel) censé mesurer l'intelligence a acquis ses lettres de noblesse. Il mesure la puissance de raisonnement en mathématique, science, philosophie et lettres.
  Un fort Ql n'est pas synonyme de compétence pour autant.
  Des chercheurs ont identifié que le QE (quotient émotionnel) est tout aussi important pour réussir une carrière. Parmi une population possédant les mêmes compétences techniques et professionnelles, la différence se jouera sur l'intelligence émotionnelle, c'est-à-dire la conscience de ses émotions et la façon dont elles influent sur l'intelligence traditionnelle.
  On pourrait donc poser l'équation QI + QE = compétence, si des chercheurs n'avaient trouvé la notion de QS (quotient spirituel). Selon Danah Zohar (¹), philosophe et physicienne américaine, cette forme d'intelligence permet de comprendre ce qui est important pour soi : le sens de sa vie, de ses propres valeurs, etc.
  Mais si ces notions sont difficilement quantifiables, la définition de la compétence est aussi très subjective.
  D'où les nombreuses études et tests mis au point par les ressources humaines dans les grandes entreprises et les cabinets de conseil en recrutement. Avec plus ou moins d'efficacité.

• Le principe de Peter
  L'Américain Lawrence Peter (²) issu de la hiérarchologie - l'étude des échelles professionnelles où les employés sont classés par ordre de rang, de grade ou de classe a préféré aborder le sujet « à l'envers » et s'intéresser au phénomène de l'incompétence.
  S'inspirant de la logique mathématique, il en a même tiré une sorte de théorème, pompeusement baptisé « le principe de Peter » : tout employé tend à s'élever vers son niveau d'incompétence. Et à force d'essayer, il y parvient toujours.
  PDG, secrétaire, ouvrier ou cadre d'entreprise, l'employé consent rarement à demeurer à son niveau de compétence. Plutôt que de passer sa vie entière à tourner le même boulon ou à diriger la même équipe, « il tient coûte que coûte à se hausser à un échelon où, au début du moins, il ne sera bon à rien », explique le hiérarchologue patenté.
  Pour espérer accéder au grade supérieur, l'employé devra de nouveau faire ses preuves. Et ainsi gravir la hiérarchie jusqu'à atteindre le plafond de sa propre compétence. Incapable alors d'assumer sa nouvelle tâche, il devient incompétent : c'est le couronnement de sa carrière. Le principe de Peter a de quoi faire peur.
  D'abord parce que, selon lui, plus on s'élève dans l'échelle, plus les incompétents sont nombreux. Et puis parce que « réussir », c'est accéder au dernier poste d'incompétence, celui à partir duquel on ne peut plus obtenir aucune promotion.
  Bien sûr, des PDG, maréchaux, inspecteurs d'écoles, journalistes et beaucoup d'autres employés, tous très compétents, n'ont jamais atteint leur niveau d'incompétence. « Ils ne peuvent pas atteindre leur niveau d'incompétence puisqu'ils sont déjà au sommet, explique Lawrence Peter, mais j'ai noté qu'en règle générale, ils ont une forte propension à passer dans une autre hiérarchie, disons de l'armée à l'industrie, de la politique à l'éducation, du théâtre à la politique, et ainsi de suite, pour parvenir, dans leur nouveau milieu, à ce niveau d'incompétence qu'ils n'ont pu trouver dans le premier. »
  Peter précise que tout poste sera un jour occupé par un employé incapable d'en assumer la responsabilité : « Heureusement, le travail dans l'entreprise continue. On trouve rarement un système dans lequel chaque employé aurait atteint son niveau d'incompétence. » Le travail est alors accompli par les autres employés, les compétents, ceux qui, en l'occurrence, n'ont pas été promus …
• Trop incompétent pour être honnête ?
  Mais la hiérarchologie ne répond pas à cette question primordiale : l'incompétent est-il conscient de son incompétence ?
  Selon une étude de l'université de Cornell (Illinois), les incompétents le sont justement trop pour s'en rendre compte.
  Deux éminents docteurs en psychologie, Dunning et Kruger, se sont mis en tête de vérifier ce postulat. Recrutant des incompétents (l'histoire ne dit pas comment), ils les ont soumis à des tests de logique, de grammaire et d'humour, avant de leur demander d'évaluer eux-mêmes leurs performances.
  L'analyse comparée des tests puis des questionnaires d'auto évaluation fait ressortir que les individus totalisant les scores les plus faibles aux tests sont parallèlement ceux qui ont le plus tendance à surestimer grossièrement leurs compétences.
  Conclusion des chercheurs : « Non seulement les incompétents aboutissent à des conclusions erronées et font des choix malheureux, mais, de surcroît, leur incompétence les prive de toute capacité à en prendre conscience. »
  Un peu déstabilisés par ces résultats, Dunning et Kruger s'interrogent : lorsque l'on a confiance en ses propres capacités, comment savoir si l'on ne se met pas le doigt dans l'œil ? Et n'avoir pas confiance en soi signifie-t-il que l'on est plus compétent qu'on ne le croit ?
  D'après Erica Goode, journaliste au New York Times et témoin oculaire des tests, les deux chercheurs n'en menaient pas large en présentant leurs résultats au public. « N'ayons pas l'air trop sûrs de nous, on pourrait nous prendre pour des incompétents ! » •

  Anne Steiger