Cette année, l'ouverture de la chasse a été chaude. Dès la mi-août, les marais de Loire-Atlantique, la Camargue et la baie de Somme ont retenti de coups de fusil dès 6 heures du matin, et, en Brière, les écologistes horrifiés ont découvert des monceaux de cadavres d'oiseaux protégés tués par les braconniers. Dans ces régions, de nombreux chasseurs de gibier d'eau, très énervés, ont décidé de passer outre à la nouvelle loi chasse, votée en 2000, et aux multiples décisions des tribunaux administratifs interdisant la chasse aux oiseaux d'eau avant le 1er septembre. Nous avions prévu de chasser dès le 12 août, comme d'habitude. Et nous l'avons fait, malgré l'interdiction du tribunal. Cet hiver, nous comptons bien chasser jusqu'au 28 février, même si l'on nous impose une fermeture fin janvier, affirme avec force Jean-Marie Scifo, conseiller municipal Chasse, pêche, nature et traditions (CPNT) de la ville d'Arles et président des chasseurs de gibier d'eau des Bouches-du-Rhône. Face à ces agités de la gâchette, les défenseurs de la nature ont beau brandir les décisions de justice qui leur donnent gain de cause, ils constatent avec effarement qu'aucun gendarme ni garde-chasse ne se risque à intervenir. Les chasseurs hors-la-loi peuvent tirer sarcelles et colverts en toute impunité.
Tout compris, le
chasseur français dépense
en moyenne 8 000 F par an pour son
loisir
Dans cette guerre ouverte que se livrent désormais chasseurs et
écologistes, avec les élections législatives en ligne de mire - le
mouvement CPNT présentera pour la première fois des candidats - il est
rarement question d'argent. Et pourtant ! Le poids politique des
chasseurs français, qui ont juré de faire payer très cher à la gauche
le vote d'une loi chasse qu'ils jugent assassine, s'explique aussi par
leur surface financière. La chasse fait circuler énormément d'argent :
permis de chasser, taxes départementales et nationales, assurances,
location de territoires giboyeux, mais aussi achat de fusils, de
cartouches, élevages de chiens et de gibier... A elles seules, les
recettes des fédérations de chasseurs s'élèvent à 1,3 milliard de
francs par an. Sans leur soutien financier, humain et logistique, CPNT
n'aurait jamais vu le jour (lire l'article
"Les caisses noires des fédérations"). Tout compris, le chasseur
français dépense en moyenne 8 000 F par an pour son loisir.
Multipliés par les 1,4 million de chasseurs, on arrive à la coquette
somme de 11 milliards de francs par an. Autant que le chiffre
d'affaires de l'industrie des sports d'hiver (remontées mécaniques et
achat de matériel). Voilà pour le chiffrage officiel. Mais attention,
il ne tient pas compte de toutes les transactions discrètes, dont le
fisc ne voit jamais la couleur, qui servent à indemniser les
propriétaires des territoires à gibier et des installations de
tir. Sans compter la revente des prises aux particuliers ou aux
restaurateurs, qui se fait sous le manteau... Car la chasse est un
domaine opaque, dans lequel l'argent circule beaucoup de la main à la
main, et dont les adeptes cultivent le goût du secret. Un monde très
fermé, jaloux de ses rites, dans lequel n'entrent que les initiés, et
que les pouvoirs publics eux-mêmes hésitent à venir troubler, de peur
de mettre les campagnes à feu et à sang.
Une manne financière
Pour certaines régions rurales, la chasse est une véritable manne
financière. C'est le cas dans toutes les zones humides, fréquentées
par les chasseurs de gibier d'eau. C'est aussi particulièrement criant
en Sologne, destination de prédilection des riches fusils
parisiens. Chaque week-end d'automne, ils sont plus de 10 000 à
débouler dans les petits villages, vêtus de leurs knickers de velours,
le chapeau vert orné d'une plume de faisan. Cadres supérieurs ou
professions libérales, ils ont roulé à 160 kilomètres-heure depuis
Paris dans leur 4 x 4, pour passer deux jours entre forêts et étangs,
à traquer le faisan et le chevreuil, dépensant sans compter pour leur
passion. La chasse est vitale pour notre économie, estime Patrice
Martin-Lalande, député du Loir-et-Cher et président du Syndicat de
Sologne, qui regroupe les 125 communes de la région. Nos terres n'ont
plus de vocation agricole, et notre industrie a perdu 2 000 emplois en
dix ans. En tant que vice-président du groupe d'études sur la chasse à
l'Assemblée nationale, Patrice Martin-Lalande est l'un des piliers du
lobby le plus nombreux et le plus actif du Palais-Bourbon, qui compte
pas moins de 140 membres, soit 1 député sur 4. Selon un chiffrage
réalisé par l'Observatoire économique du Loir-et-Cher, les recettes de
la chasse s'élèveraient à près de 500 millions de francs par an pour
la seule Sologne.
Si le chasseur traditionnel, le paysan qui sort tôt le matin,
à l'automne, avec son chien, pour débusquer le lapin ou la perdrix, se
contente de verser une cotisation annuelle à l'association de chasse
de son village pour avoir le droit de tirer sur le territoire
communal, le citadin, lui, doit payer cher pour accéder à un
territoire. En Sologne, par exemple, le prix d'une journée dans une
chasse dite commerciale peut aller de 1000 à 4000 F. Sur ces
propriétés privées, entourées de hauts grillages, cela fait belle
lurette que le petit gibier sauvage a disparu. Ce sont donc des
oiseaux d'élevage qui sont lâchés, afin que les amateurs puissent être
assurés de rapporter quelques faisans dans leur gibecière. C'est une
véritable industrie, explique Alain Beignet, conseiller régional
socialiste. 1,5 million de faisans, perdreaux, canards et perdrix sont
élevés dans la région chaque année, soit un quart de la production
nationale. Cette chasse n'a plus rien de naturel. Quel plaisir peut-on
avoir à tirer des faisans bourrés d'antibiotiques ? Bien souvent, les
oiseaux ne sont sortis des cages que la veille du jour de chasse. A 60
F le faisan, l'acheteur n'a pas envie qu'il se fasse croquer par un
renard !
Ce qui fait la vraie
valeur de la chasse,
c'est tout ce qu'on ne voit pas, et
dont
on ne parle qu'en baissant la voix
Chasses à la journée, achats de gibier, fusils, cartouches : toutes
ces dépenses ne sont en fait que la partie émergée de l'iceberg. Ce
qui fait la vraie valeur de la chasse, c'est tout ce qu'on ne voit
pas, et dont on ne parle qu'en baissant la voix : la location de
territoires, la valeur des terres, les affaires que l'on traite lors
des parties de chasse... Si les chasseurs de gibier d'eau, par
exemple, sont tellement en colère contre les nouvelles dates
d'ouverture et de fermeture, c'est non seulement au nom des
traditions, mais aussi parce que la location des huttes de chasse, en
baie de Somme ou en baie de Seine, représente un gros enjeu
économique. Les nouvelles règles privent tout simplement leurs
propriétaires de deux mois de revenus. La chasse au gibier d'eau est
pratiquée par 300 000 personnes, des Côtes-du-Nord à la
Charente-Maritime. C'est parmi celles-ci que l'on trouve les
individus les plus violents, les plus extrêmes,ceux qui sont prêts à
se mettre hors la loi pour défendre leurs pratiques. Le principe est
partout le même, même si les noms des installations diffèrent d'une
région à l'autre : gabion en Normandie, tonne en Aquitaine, hutte en
baie de Somme... Les propriétaires de ces lieux louent très cher le
plaisir de passer la nuit éveillés, à guetter le passage des canards
migrateurs. Pour environ 12000 F par an (tarif en baie de Somme), on a
le droit de chasser une nuit par semaine dans un abri à demi enterré,
d'environ 10 mètres carrés, équipé de deux paillasses, d'un poêle à
pétrole et d'une lucarne qui donne sur un petit étang.
Si le propriétaire se garde une nuit pour lui, et respecte
l'interdiction de chasser le mercredi, il lui reste les cinq autres
nuits à louer, ce qui lui fait un confortable revenu d'environ 60 000
F par an. Le tout de la main à la main : ni contrat, ni quittance, ni
impôt... Largement de quoi entretenir la cabane, nettoyer la mare et
acheter quelques canards factices pour attirer les migrateurs sur
l'eau, à portée du fusil de l'homme qui veille. Dans d'autres régions,
les pratiques sont différentes, on retrouve des enjeux financiers
similaires. Dans les Pyrénées, par exemple, ce sont les cols
passent les oiseaux migrateurs qui se louent très cher. On y monte en
groupe, autour du 25 octobre, pour tirer la fameuse palombe (plus
connue sous le nom de pigeon ramier dans le nord de la France). Plus
de 2 millions d'oiseaux survolent les Pyrénées à cette période, afin
de rejoindre leurs quartiers d'hiver espagnols. Un poste de tir,
derrière lequel peuvent s'abriter une dizaine de chasseurs, se loue
entre 150 000 et 300 000F. Il y en a comme ça près de 10 000,
répartis sur une bande de 100 kilomètres de longueur, aux endroits
se concentrent les passages d'oiseaux. Afin de ne pas rater un seul
jour de cette précieuse migration, les Pyrénéens ont obtenu une
dérogation à la loi : ils sont les seuls en France à pouvoir chasser le
mercredi.
Ailleurs encore, ce sont tout simplement des terres qui font
l'objet de discrètes transactions, appelées actions de chasse dans le
jargon des initiés. Rien à voir avec des titres cotés en Bourse. Le
détenteur d'une action possède simplement le droit d'aller chasser sur
une propriété privée un certain nombre de jours par an, droit qu'il
partage généralement avec une dizaine d'autres personnes. En Sologne,
la quasi-totalité des terres sont privées, forêts comprises, il faut
compter entre 10 000 et 15 000 F par an pour un domaine d'environ 200
hectares. Cette économie souterraine refait parfois surface de façon
inattendue, comme en témoigne cette mésaventure vécue il y a quelques
années par le propriétaire du plus beau domaine de chasse de
Camargue. Cet architecte varois possède 800 hectares de terres
sauvages, sur lesquelles il autorise une dizaine de privilégiés à
venir chasser le canard sauvage, moyennant une participation d'environ
100 000F par an et par personne. Deux fois par an, il réunit ses amis
pour un dîner, au cours duquel chacun lui remet le prix de son
action en liquide dans une enveloppe. Ce soir-là, l'architecte avait
donc rangé dans sa mallette environ 500 000 F en petites coupures
lorsqu'il s'est fait détrousser, en sortant du restaurant, par des
individus visiblement bien renseignés sur les pratiques du petit
groupe de notables. Aucune plainte n'a été déposée - comment se faire
voler un argent que l'on n'est pas censé posséder ? - aucun entrefilet
publié dans le quotidien local, mais toute la Camargue en rit encore !
Quand flambe le prix des terres
Combien de millions circulent ainsi entre chasseurs et propriétaires
de huttes, de cols ou de terres à gibier ? Personne ne le sait. En
revanche, il existe un autre indicateur qui permet de mesurer la cote
de la chasse. Et en ce moment, il se porte très bien : c'est le prix
des terres dans les régions giboyeuses. En Camargue, par exemple, il
est devenu très difficile à de jeunes agriculteurs de s'installer, car
la chasse a fait flamber les prix. L'hectare, qui valait environ 30
000 F, se négocie désormais autour de 50 000 F, regrette Xavier
Guillot, régisseur du domaine de Méjanes, propriété de la famille de
Paul Ricard. Contrairement à ce que croient les touristes, qui
imaginent la Camargue comme une terre protégée, réservée aux taureaux,
aux oiseaux et à quelques riziculteurs parcourant leurs terres sur de
petits chevaux blancs, seulement 20 000 hectares (sur 100 000) sont
classés en réserve naturelle et interdits à la chasse. Une surface
équivalente est destinée exclusivement à la chasse, dans des marais
spécialement entretenus pour que les canards et les limicoles (les
échassiers qui vivent dans la vase) se sentent chez eux. La région ne
compte qu'environ 3 000 chasseurs, mais ils pèsent d'un poids très
lourd sur la vie politique locale. Aux élections municipales de 2001,
deux élus étiquetés Chasse, pêche, nature et traditions se sont
introduits au conseil municipal d'Arles, dont Jean-Marie Scifo, qui
compte vingt-cinq ans de militantisme prochasse. Cette année,
Jean-Marie et ses amis, très remontés contre le gouvernement et les
écolos, ont ouvertement braconné dès la mi-août. Une façon bien à eux
de marquer le début de la campagne électorale : aux législatives du
printemps prochain, Jean-Marie Scifo se présente contre le socialiste
Michel Vauzelle.
En Sologne, les prix des terres se situent dans les mêmes
eaux, entre 30 000 et 50 000 F l'hectare, bien que leur valeur
agricole soit proche de zéro. Par exemple, un domaine de 450 hectares,
avec grand rendez-vous de chasse et trois petites maisons, est
actuellement en vente à 13 millions de francs. Ou cet autre : 100
hectares avec étangs et grande maison pour 4,5 millions. Ce qui est le
plus recherché aujourd'hui, témoigne François Reineau, agent
immobilier à Romorantin, c'est le territoire de 200 hectares, que l'on
peut louer sous forme d'actions de chasse. Sans le gibier et les
fusils, ces landes recouvertes de bruyères, ces forêts au sol
sablonneux ne vaudraient pas grand-chose. C'est pourquoi le projet de
parc naturel régional, dans les cartons depuis plusieurs années, n'est
pas près de voir le jour. Il rapporterait moins que la chasse,
estiment, pragmatiques, les élus locaux. Ce que confirme volontiers
Alain Pointard, restaurateur à Lamotte-Beuvron et chef de file local
de CPNT : Nous ne voulons pas de ce parc ni des chevelus, barbus et
mangeurs de sandwichs qu'il attirerait. Les chasseurs, eux, savent
vivre. Ils aiment la bonne chère, le bon vin. Ici, même les
commerçants non chasseurs votent CPNT. C'est simple, ils votent avec
leur tiroir-caisse, résume le restaurateur.
Grands propriétaires
Chez les amateurs de gibier, la Sologne est à la mode. Depuis de trois
à quatre ans, les prix flambent à nouveau et l'on voit aujourd'hui de
riches Parisiens reconstituer de grandes propriétés de plusieurs
centaines d'hectares, entièrement vouées à la chasse. Leader du
mouvement : la famille Bouygues (plus de 700 hectares près de
Romorantin), qui entraîne derrière elle à la fois le monde de la
construction et celui des médias. Comme le producteur Claude Berda ou
l'animateur Christophe Dechavanne (300 hectares). On voit de moins en
moins de grandes familles, et de plus en plus de nouveaux riches, des
chefs d'entreprise qui ont fait fortune en Bourse, observe Alain
Pointard. Pour eux, posséder un domaine en Sologne, c'est comme sortir
aux bras d'une femme couverte de bijoux.
Parmi les nouveaux grands propriétaires, on trouve ainsi le
fabricant de jambon Alain Predo (marque Paul Prédault) ou la famille
du roi du carpaccio à volonté, Roland Pozzo di Borgo, propriétaire des
restaurants Bistro romain. Mais vous ne verrez jamais Martin Bouygues
ni le coiffeur Jacques Dessange (autre grand propriétaire solognot) en
photo dans Paris Match, avec chien et fusil en bandoulière. Chut ! On
chasse ! En raison du climat passionnel qui l'entoure, la chasse est
un loisir dont on se vante en privé, jamais en public. Jean-Pascal
Forges en sait quelque chose : l'entreprise qu'il a créée il y a huit
ans, Affaire de chasse, organise des parties de chasse pour des
entreprises, qu'il facture entre 40 000 et 100 000 F la
journée. Affaire de chasse travaille pour de grandes entreprises de la
chimie, du monde agricole, de l'automobile, mais, même sous la
torture, Jean-Pascal Forges ne livrera aucun nom : Les grands patrons
ne veulent pas que cela se sache. Mais une invitation se refuse
rarement. J'ai eu pour client le patron d'une entreprise de bâtiment,
qui se plaignait de ne pas être toujours au courant des appels
d'offres. Il a invité des donneurs d'ordre : sur les 20 personnes
invitées, 12 sont venues. Depuis, plus aucun marché ne lui passe sous
le nez, raconte-t-il. Une partie de chasse sur un beau domaine est une
faveur aussi recherchée qu'un siège au Stade de France un jour de
grand match. On y rencontre du beau monde, on y parle affaires le soir
venu, autour d'un bon dîner, une fois les honneurs rendus au gibier
étendu dans la cour.
Le top du top, c'est d'être invité à une chasse de la
République dans l'extraordinaire domaine du château de Chambord, vaste
forêt de 5 000 hectares ceinturée de hauts murs, dans laquelle
chassait François Ier. Si les chasses présidentielles, qui se
pratiquaient dans les forêts de Marly ou de Rambouillet, ont été
officiellement abolies par Jacques Chirac, de grandes battues au
sanglier sont toujours organisées plusieurs fois par an à Chambord par
l'Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS),
gestionnaire de la faune sauvage du domaine. Gratuites pour les 500
heureux élus qui y participent chaque année (membres du gouvernement,
parlementaires, ambassadeurs, grands patrons), elles coûtent à l'Etat
200 000 F la journée. Ce sont les battues les mieux organisées du
monde, témoigne Xavier Patier, commissaire à l'aménagement du domaine
national de Chambord. Un parc de Land Rover, 60 rabatteurs, 5 chefs de
triage qui orientent les animaux vers les tireurs... 200 000 F
multipliés par une dizaine de fois dans l'année, cela fait 2 millions
par an. Dans un Etat qui finance lui-même les battues les plus chères
du pays, la chasse a de beaux jours devant elle !